Quelle est la précision de la théorie du fer à cheval ?

Certaines similitudes et différences dans un contexte français (pertinent car une grande partie de l’électorat y vote pour les extrêmes du spectre) sont détaillées par Mayer (2011). Pour prendre quelques exemples, lors de l’élection de 2007

Sur un indicateur global prenant en compte la profession de la personne interrogée et de ses parents, environ 70 pour cent des électeurs de Le Pen et Besancenot avaient au moins un lien avec le monde ouvrier (contre 56 pour cent dans l’échantillon total). Soixante-dix pour cent ont du mal à s’en sortir avec leurs revenus actuels. Si l’on combine ce stress économique avec le fait d’être au chômage ou d’avoir un contrat à durée déterminée, on obtient un indicateur de précarité sociale, une condition qui touche 15 % de l’échantillon du Panel français 2007, mais un électeur lepéniste sur cinq et un électeur Besancenot sur quatre.

Pour autant, si l’on regarde de plus près, des différences apparaissent. Parmi les électeurs de Le Pen, on trouve plus de cols bleus appartenant à la classe ouvrière manuelle. On trouve davantage de la classe des services inférieurs, le prolétariat « post-industriel », parmi les partisans de Besancenot, une tendance relevée par Nathan Sperber dans une étude détaillée du vote d’extrême-gauche en 2002. Les électeurs lepénistes sont plus âgés, la majorité d’entre eux ayant plus de 40 ans, et un quart sont des retraités. La majorité des électeurs de Besancenot ont moins de 40 ans, et seulement 10 % d’entre eux sont retraités. Plus jeunes, ils sont aussi plus instruits. Plus de 40 % d’entre eux ont au moins le baccalauréat, le diplôme qui marque la fin des études secondaires en France, soit deux fois plus que dans le groupe Le Pen ; et 10 % des partisans de Besancenot étaient des étudiants universitaires au moment de l’enquête (contre environ 2 % des électeurs de Le Pen). Enfin, le groupe Besancenot est plus multiculturel, 30 % d’entre eux ont un parent ou un grand-parent étranger, soit deux fois plus que parmi les partisans de Le Pen.

Laissant la démographie et passant aux plateformes :

Le fait que l’extrême droite et l’extrême gauche soient toutes deux particulièrement hostiles à l’intégration européenne est l’un des arguments souvent utilisés pour souligner leur convergence, comme le suggère le titre provocateur du livre de Dominique Reynié, Le Vertige social-nationaliste : La gauche du Non et le référendum de 2005. En effet, lorsqu’on leur a demandé comment ils avaient voté lors du référendum de 2005 sur la Constitution européenne (figure 4), les personnes interrogées qui avaient l’intention de voter pour Le Pen ou Besancenot en 2007 ont toutes deux déclaré un niveau exceptionnellement élevé de votes « Non ».

Comme l’ont montré Sylvain Brouard et Vincent Tiberj, les électeurs de gauche défendent en général le service public et le système de protection sociale contre une Union européenne (UE) qu’ils associent aux grandes entreprises et au néolibéralisme économique ; il y a une dimension sociale à leur opposition, tandis que les électeurs de Le Pen associent l’UE à l’ouverture des frontières et aux flux massifs d’immigration menaçant l’identité nationale française.

On retrouve le même type de contraste en 2007. Lorsqu’on leur présente une liste de problèmes et qu’on leur demande de choisir les deux qui seraient les plus importants pour eux au moment du vote, les partisans de Besancenot mettent en avant les questions sociales. Le chômage, les inégalités sociales et le pouvoir d’achat ont été classés en première ou deuxième position par respectivement 38, 35 et 27% d’entre eux. La hiérarchie est différente pour les électeurs de Le Pen ; ils donnent la priorité à la question de l’immigration, suivie du chômage et de la criminalité, choisis respectivement par 49, 34 et 25 % d’entre eux. Une majorité des deux groupes a estimé que leur candidat offrait les meilleures solutions sur les questions qui leur importent le plus. Si l’on compare les choix des électeurs d’extrême droite et d’extrême gauche à ceux de l’ensemble de l’échantillon, en calculant pour chaque question la différence entre les réponses moyennes et celles des électeurs de Besancenot et de Le Pen (figure 5), les premiers se distinguent par l’importance qu’ils accordent aux inégalités sociales et aux impôts, les seconds par celle qu’ils accordent à l’immigration et à la criminalité. Et les deux groupes apparaissent presque systématiquement opposés sur dix des treize questions. Lorsque l’un d’entre eux accorde une note supérieure à la moyenne de l’échantillon, l’autre lui accorde une note inférieure. Ils ont clairement des visions antagonistes du monde.

Ainsi, les extrêmes modernes peuvent se rencontrer sur certaines questions, mais pas sur autant qu’on pourrait le penser. Et sur la base de ces questions, un score d' »autoritarisme ethnocentrique » est calculé, qui (sans surprise) varie de manière opposée avec la propension à voter pour le(s) candidat(s) d’extrême gauche ou d’extrême droite :

Alors qu’il est facile de trouver des similitudes basées sur les régimes autoritaires passés (nazisme vs stalinisme etc.) en termes de méthodes (suppression physique de l’opposition, cultes de la personnalité, etc.), un regard sur les extrêmes d’aujourd’hui, plus enclins à la démocratie, trouve la différence en termes de plateformes/idéologie avec une relative facilité.

En outre, non seulement l’extrême gauche ne ressemble pas à l’extrême droite en termes de valeurs/idées, mais il y a aussi plus de variation idéatique à chaque extrême qu’au centre, en Europe du moins. Selon Hanel, Zarzeczna, et Haddock:

Il existe une croyance populaire selon laquelle les individus au sein des groupes politiques d’extrême gauche et d’extrême droite partagent des valeurs et des attitudes très similaires, contrairement aux militants plus modérés, qui sont considérés comme plus hétérogènes. De même, certains affirment même que tous les extrémistes, qu’ils soient de gauche ou de droite, soutiennent en fait des politiques similaires, selon une vision connue sous le nom de « théorie du fer à cheval » (voir Choat, 2017). Cependant, non seulement les études récentes ne parviennent pas à soutenir de telles croyances, mais elles les contredisent également. Par exemple, van Hiel (2012) a analysé la variabilité des valeurs et des attitudes anti-immigration chez les militants des partis politiques qui ont déclaré être affiliés à des groupes de gauche, de droite et modérés. En analysant les données de l’enquête sociale européenne (2002-2008) recueillies auprès de militants politiques d’Europe occidentale, van Hiel a constaté une grande hétérogénéité des valeurs parmi les membres des partis de gauche et de droite, et une plus grande homogénéité parmi les membres ayant des opinions modérées. Cependant, il n’a pas comparé directement la variabilité entre les groupes d’individus qui s’identifient à la gauche, à la droite ou au centre politiques.

Plus précisément, nous avons testé si les valeurs des personnes de gauche et de droite sont plus diverses que celles des personnes du centre dans tous les pays européens, en utilisant une série de tests de Levene pour l’homogénéité de la variance. Les résultats ont montré que les gauchers étaient significativement plus hétérogènes que les centristes pour les dix valeurs, ce qui confirme l’idée que les gauchers forment une masse moins homogène. De même, les droitiers étaient significativement plus hétérogènes que ceux du centre pour toutes les valeurs, à l’exception de la conformité.

Dans l’ensemble, une plus grande proportion de la variance dans l’approbation des valeurs était expliquée par l’appartenance à un pays chez les partisans politiques plus extrêmes par rapport aux individus ayant des opinions modérées.

Il y a donc peut-être une saveur spécifique à un pays pour l’extrémisme, mais les modérés ont tendance à se ressembler dans tous les pays. (Une forme intéressante de mondialisation, si vous voulez mon avis.)

Van Hiel offre également une perspective intéressante quant aux raisons pour lesquelles la théorie du fer à cheval a pu voir le jour, à savoir l’uniformité relative des modérés :

Imaginez deux extrémistes : considéreriez-vous qu’ils se ressemblent davantage que deux modérés ? Vous le faites probablement. Il semble être de notoriété publique que les membres des groupes extrémistes sont « tous semblables », et cette idée semble également imprégner la littérature, bien qu’il soit difficile de fournir des citations qui transmettent explicitement ce message.Il existe cependant des explications de psychologie sociale pour expliquer pourquoi les groupes extrémistes sont souvent considérés comme composés de membres homogènes. Par exemple, presque par définition, la plupart des gens sont des modérés, et il n’y a qu’un petit nombre d’extrémistes, ce qui les place dans une position d’hors-groupe. La théorie de la catégorisation sociale affirme que les outgroups ont tendance à être perçus non seulement comme différents de l’ingroup, mais aussi comme plus homogènes (l’effet d’homogénéité de l’outgroup), ce qui peut expliquer pourquoi les membres des groupes extrémistes sont perçus comme très semblables les uns aux autres (par exemple, Vonk & van Knippenberg 1995).

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée.