L’homme naît libre, et partout il est enchaîné

Kevin Shau

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Aug 2, 2020 – 8 min lu

Portrait de Jean-Jacques Rousseau (1766), peint par Allan Ramsay

Le flambeau des Lumières brille, faiblement d’abord, mais fermement au milieu du XVIIIe siècle. Les autorités abrutissantes de l’Ancien Régime et les élites parisiennes décadentes s’affrontaient pour former une poudrière malaisée dans la capitale française au cours des décennies précédant la Révolution française cataclysmique. Le philosophe genevois Jean-Jacques Rousseau (1712-1778) était parfaitement conscient de son statut d’outsider parmi les intellectuels majoritairement français qui dominaient les cafés et les salons. Il se qualifie lui-même de « citoyen de Genève » sur la page de titre de son célèbre Contrat social (1762). Rousseau était contre l’autoritarisme, mais a élaboré une philosophie politique qui pouvait être (et a été) usurpée par les autoritaires. C’était un libertaire (au sens philosophique du terme) qui se serait beaucoup heurté aux libertaires du marché libre. Sa philosophie politique, semble-t-il, était une exploration de la façon dont on peut, si possible, façonner une société de manière à éviter la nature corruptrice de la décadence cosmopolite et à maintenir et cultiver les grandes vertus. En outre, le livre explore la nature du pouvoir politique ainsi que ce qui constitue la légitimité. Les entraves de la bureaucratie, de la tradition incontestée et des inégalités extrêmes constituent une structure sociétale abrutissante qui s’est construite au fil du temps – une entrave massive au pouvoir de l’individu.

Rousseau ouvre son magnum opus avec les mots immortels :  » L’homme naît libre ; et partout il est enchaîné. On se croit le maître des autres, et l’on reste encore plus esclave qu’eux. » Sa philosophie politique, aussi problématique soit-elle, était une tentative exploratoire d’analyser la nature de l’autorité et de la liberté – une enquête des Lumières compatible avec les notions d’individualisme. Cet ouvrage s’appuie également sur les idées clés que Rousseau a commencé à développer dans ses deux célèbres discours des années 1750 – l’un sur les arts et les sciences et l’autre sur l’inégalité. Dans son Contrat social, Rousseau s’est fixé la tâche plutôt impossible de tenter de concilier l’individualisme avec les notions de volonté générale. L’idée révolutionnaire de Rousseau – l’un des aspects les plus importants de sa philosophie politique – était que toute forme d’autorité légitime devait se justifier. D’où l’importance qu’il accorde à la volonté générale – la volonté collective d’un peuple dans une (petite) démocratie. Dans le Contrat social, Rousseau avait ceci à dire:

« Tant que plusieurs hommes assemblés ensemble se regardent comme un seul corps, ils n’ont qu’une seule volonté qui tend à leur commune conservation et au bien-être général. Alors, toutes les forces animatrices de l’État sont vigoureuses et simples, et ses principes sont clairs et lumineux ; il n’a pas d’intérêts incompatibles ou contradictoires ; le bien commun se rend si manifestement évident qu’il suffit du bon sens pour le discerner. La paix, l’unité et l’égalité sont les ennemis de la sophistication politique. Les hommes droits et simples sont difficiles à tromper précisément à cause de leur simplicité ; les stratagèmes et les arguments astucieux n’ont pas de prise sur eux, ils ne sont pas assez subtils pour être des dupes. Quand on voit parmi les peuples les plus heureux du monde des bandes de paysans régler les affaires de l’État sous un chêne, et agir toujours avec sagesse, peut-on s’empêcher d’éprouver un certain mépris pour les raffinements des autres nations, qui emploient tant d’habileté et d’efforts pour se rendre à la fois illustres et misérables ?

Un État ainsi gouverné n’a besoin que de très peu de lois. »

-Jean-Jacques Rousseau, extrait du livre IV, ch. 1 du Sur le contrat social

Comme il a été dit au début de cet article, Rousseau était immensément fier de son héritage genevois – se qualifiant lui-même de « citoyen de Genève » dans ses livres. À l’époque, Genève était une petite république indépendante. La nature des républiques et leur capacité à fonctionner à grande échelle font l’objet de nombreux débats. Les Pères fondateurs des États-Unis en ont discuté en détail en 1787 lorsqu’ils ont conçu un nouveau gouvernement fédéral. Les philosophes des décennies précédentes se sont également penchés sur la question de la taille et du type de gouvernement. Rousseau a passé beaucoup de temps à considérer la civilisation naissante et un hypothétique état de nature comme toile de fond pour explorer les idées républicaines et démocratiques. Certains, même de nos jours (comme Pete Buttigieg), tentent de mélanger les deux concepts. Buttigieg a même déclaré dans une interview avec The Minimalists que la différence entre une république et une démocratie était académique. Comme il a tort ! La nature problématique de la démocratie dans le Contrat social de Rousseau révèle une différence majeure – une démocratie, dans sa forme pure, est la loi de la foule. La démocratie a tué Socrate et poussé Aristote à l’exil. La démocratie peut sombrer dans le chaos assez facilement (comme quelqu’un comme Thomas Hobbes l’a facilement compris). Genève était une petite république et sa forme de gouvernement fonctionnait bien en raison de sa taille. Certains cantons et parties de cantons en Suisse peuvent fonctionner comme des démocraties directes en raison de leur taille. Un tel gouvernement sombrerait dans le chaos dans des États plus grands. Contrairement à des gens comme Buttigieg, Rousseau comprenait la différence entre les deux, bien que son utilisation du terme volonté générale ait davantage contribué à brouiller les pistes qu’à souligner la distinction.

Une grande partie du chaos de la Révolution française était due à une surévaluation massive de la démocratie, à la capacité de la politique à résoudre tous les problèmes de la société, et à la lecture (ainsi qu’aux mauvaises lectures) de la philosophie politique de Rousseau comme s’il s’agissait d’un évangile plutôt que des rêveries théoriques d’un penseur intelligent, mais imparfait. Le succès de la Common Law anglaise repose sur le fait qu’elle s’est développée de manière organique, par le biais de diverses réformes graduelles (corrections de trajectoire) sur une vaste période de temps plutôt que par des interventions descendantes basées sur des abstractions philosophiques de personnes ayant peu d’expérience réelle en matière de gouvernement.

Le Contrat social de Rousseau a ses joyaux. Cependant, il faut lire l’œuvre avec un esprit de discernement. Comme le dit le vieil adage, « la démocratie, c’est deux loups et un mouton qui décident de ce qu’il y a pour le dîner ». Dans le même temps, un gouvernement républicain offre une option beaucoup plus saine et attrayante pour un gouvernement mixte – un gouvernement dans lequel le pouvoir d’un seul, le pouvoir d’un petit nombre et le pouvoir d’un grand nombre peuvent coexister et se renforcer mutuellement. Le meilleur travail de Rousseau, semble-t-il, se trouve dans ses deux discours des années 1750. Son Contrat social, malgré tout le battage médiatique dont il a fait l’objet de la part de nombreux professeurs de sciences politiques, est une œuvre importante mais imparfaite, avec une idée majeure – la légitimité de la souveraineté du peuple – et plusieurs idées connexes importantes – les dangers de la bureaucratie, le caractère central de la liberté, la critique de l’esclavage et l’idée que les petits gouvernements républicains sont les formes naturelles de gouvernement dans lesquelles la liberté individuelle peut le mieux s’épanouir. Les mécanismes politiques permettant de créer un tel environnement proposés par Rousseau sont loin d’être parfaits – ils ont toutes les marques de quelqu’un qui n’avait aucune expérience politique réelle. Ainsi, il aurait fallu un coauteur avec des années d’expérience politique qui aurait pu façonner les abstractions inchoatives et idéalistes que Rousseau explorait.

Rousseau a également souligné la centralité et l’inaliénabilité de la liberté:

« La tranquillité se trouve aussi dans les cachots ; mais cela suffit-il pour en faire des lieux désirables à vivre ? Dire qu’un homme se donne gratuitement, c’est dire ce qui est absurde et inconcevable ; un tel acte est nul et illégitime, du seul fait que celui qui le fait a perdu la raison. En dire autant d’un peuple entier, c’est supposer un peuple de fous ; et la folie ne crée aucun droit. Quand bien même chaque homme pourrait s’aliéner lui-même, il ne pourrait aliéner ses enfants : ils sont nés hommes et libres ; leur liberté leur appartient, et nul autre qu’eux n’a le droit d’en disposer. Avant qu’ils aient atteint l’âge de raison, le père peut, en leur nom, poser des conditions à leur conservation et à leur bien-être, mais il ne peut les donner irrévocablement et sans conditions : une telle donation est contraire aux fins de la nature, et excède les droits de la paternité. Il faudrait donc, pour légitimer un gouvernement arbitraire, qu’à chaque génération le peuple soit en état de l’accepter ou de le refuser ; mais, s’il en était ainsi, le gouvernement ne serait plus arbitraire. Renoncer à la liberté, c’est renoncer à être homme, c’est renoncer aux droits de l’humanité et même à ses devoirs. Pour celui qui renonce à tout, aucune indemnité n’est possible. Un tel renoncement est incompatible avec la nature de l’homme ; enlever toute liberté à sa volonté, c’est enlever toute moralité à ses actes. Enfin, c’est une convention vide et contradictoire qui établit, d’un côté, une autorité absolue, et, de l’autre, une obéissance illimitée. »

-Jean-Jacques Rousseau, extrait du Contrat social, livre I, ch. 4.

Rousseau était un franc défenseur de la liberté individuelle et un critique de la traite atlantique des esclaves. Sa déclaration ci-dessus montre clairement que les rêveries politiques de Rousseau avaient une valeur instrumentale alors que la liberté civile individuelle a une valeur intrinsèque. Ce point doit être souligné en raison des nombreux critiques qui ont vu dans les idées de Rousseau les précurseurs du totalitarisme du vingtième siècle. C’est probablement parce qu’ils se sont tellement concentrés sur la disposition politique spécifique que Rousseau a délimitée dans le Contrat social plutôt que sur le processus de pensée et les valeurs qui le sous-tendent ou sur les œuvres précédentes dans lesquelles Rousseau a exploré la nature corruptrice des sociétés cosmopolites.

« Le droit même de voter m’impose le devoir de m’instruire des affaires publiques, quelque peu d’influence que ma voix puisse y avoir. » -Jean-Jacques Rousseau, extrait de Sur le contrat social

Des affirmations comme celles qui précèdent font partie des déclarations idéalistes et bien senties de Rousseau. Les réalités qui les entourent, sont une autre affaire. Combien de personnes dans une population quelconque prennent de telles notions au sérieux lorsqu’elles votent ? Oui, tous les citoyens adultes d’un État devraient avoir le droit de voter et oui, ils devraient réfléchir sérieusement au poids de leur modeste voix dans le processus. Ce dernier point doit être souligné en raison des problèmes liés à l’apathie des électeurs et à l’avantage du président sortant. L’apathie des électeurs est une forme de résignation, et non le rempart indispensable contre le statu quo. L’avantage au sortant permet le développement d’une forme d’aristocratie non héréditaire. Peut-être l’exemple de Saint-Marin – avec ses deux capitaines-régents qui exercent un mandat de six mois et doivent attendre tant d’années avant de pouvoir occuper à nouveau cette fonction – est-il la voie à suivre en termes de pouvoir exécutif. Quoi qu’il en soit, Rousseau a au moins reconnu les lacunes de sa déclaration plus idéaliste ci-dessus:

« Dès qu’un homme dit des affaires de l’État « Qu’est-ce qu’il m’importe ? », l’État peut être donné pour perdu. »

-Jean-Jacques Rousseau, extrait du Contrat social

L’homme naît libre, et pourtant il est partout enchaîné. L’affirmation de Rousseau tient toujours, même dans des sociétés bien plus libres que la France d’Ancien Régime. En effet, si l’on supprime les entraves politiques autoritaires à la liberté, nombreux sont ceux qui aspirent à une certaine forme d’autorité. La liberté est glorieuse mais dangereuse, même sous une forme restreinte (par rapport à l’état de nature). L’artiste, l’entrepreneur, sont parmi les personnes les plus libres de la société actuelle. Ils se façonnent eux-mêmes pour devenir les personnes qu’ils souhaitent. Ils prennent l’initiative de se développer et d’exercer leur liberté dans toute la mesure du possible, alors que la grande majorité cherche des sucettes pour leurs chaînes. Il a été dit que la richesse est la condition préalable à l’angoisse existentielle. La raison en est que la nature naturelle et antifragile de l’humanité ne peut s’épanouir dans l’environnement superficiel de la stérilité de la classe moyenne. Pour être plus efficace, la philosophie politique de Rousseau doit être prise en considération parallèlement à ses critiques de l’inégalité, des arts et des sciences. Sinon, nous risquons simplement de remplacer un ensemble de chaînes par un autre.

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