Il est difficile de percevoir comment Hobbes pense que les hommes, aussi peu sociables et égoïstes qu’ils soient, peuvent se réunir pour vivre en société. Tout au long de son œuvre, il est assez clair que le philosophe anglais pense que les hommes ne sont pas nés pour être sociables et qu’il n’est pas dans leur nature de rechercher une vie commune. Pourtant, il croit fermement qu’ils finiront par créer une entité souveraine absolue pour gouverner tous les hommes. Comment est-il alors possible que les hommes choisissent de renoncer à leurs droits et de vivre sous l’autorité d’un souverain qui applique des lois et des punitions, plutôt que de rester dans leur état de nature où ils sont libres de faire et d’obtenir ce qu’ils veulent ? C’est l’un des nombreux arguments que l’on trouve très contradictoires dans le Léviathan. Néanmoins, à travers une analyse plus approfondie de cette œuvre, il est possible de comprendre comment ce glissement se produit. En effet, même si la nature humaine est mauvaise et égocentrique, selon Hobbes, elle pousse tout de même les hommes vers la société dans un souci de survie. Si le premier instinct, le premier besoin et le premier droit de l’homme est l’autoconservation, quelle que soit la manière dont il y parvient, il serait naturel que les hommes finissent par reconnaître que la meilleure chose qu’ils puissent faire pour leur vie est de coopérer. Il serait injuste pour la théorie de Hobbes de caractériser son homme naturel comme étant privé de sensibilité. Dans le Léviathan, les hommes à l’état de nature sont des êtres tout à fait rationnels et savent exactement ce qu’ils veulent, et ils chercheront le meilleur moyen de rester en vie et de prolonger leur survie. Cet essai se concentrera d’abord sur la façon dont il serait impossible pour les hommes de quitter l’état de guerre de Hobbes en raison de leur nature. Puis nous verrons comment cette même nature est exactement ce qui leur permet de quitter cet environnement.
Les hommes ont naturellement tendance à obtenir ce qu’ils veulent, à faire ce qu’ils veulent et à vivre comme ils le veulent. Leur principale obsession est l’auto-préservation et leur premier objectif est de rester en vie. Pour réussir dans cette mission, ils utilisent tous les moyens possibles, car le droit à l’auto-préservation est universel (Tuck, 1993 : 326) et ils sont donc libres de faire ce qui leur plaît. C’est le droit naturel de l’homme d’être libre de faire ce qu’il considère comme bon pour lui, et de faire ce qui lui permettra de rester en vie. Ce droit « est la liberté qu’a chaque homme d’utiliser son propre pouvoir, comme il le veut lui-même, pour la préservation de sa propre nature », et il est donc dans un état de liberté totale pour faire « toute chose que, selon son propre jugement et sa propre raison, il concevra comme étant le moyen le plus approprié pour y parvenir » (Hobbes, 1946 : XIV, 84). Dans l’état de nature, nous avons le droit d’utiliser notre propre pouvoir pour les fins que nous considérons comme bonnes, car c’est notre droit naturel de le faire (Pettit, 2008 : 105). Il » n’est jamais décrit comme obligatoire » (Barry dans Lively et Reeve, 1989 : 131) mais il est dans la nature humaine d’agir dans son propre intérêt. Les hommes préfèrent être libres de tout » empêchement extérieur » (Hobbes, 1946 : XIV, 84) et si on leur donne le droit d’être leurs propres » juges indépendants » sur la façon de mener leur vie (Tuck, 1993 : 306), ils ne refuseront pas cette opportunité et profiteront d’avoir un tel droit pour augmenter leur pouvoir et assurer leur survie.
Ainsi, les hommes sont complètement libres, car il n’y a pas de règles qui peuvent fixer des limites à leurs actions et aucune autorité supérieure pour les punir et les juger. Hobbes affirme dans le Léviathan que certaines lois de la nature doivent être respectées, » mais on ne peut s’y fier dans l’état de nature » (Gough, 1957 : 106). La « loi fondamentale de la nature » est « que chaque homme doit s’efforcer d’obtenir la paix, dans la mesure où il espère l’obtenir » (Hobbes, 1946 : XIV, 85), mais pour que cette loi soit appliquée, il faut des accords ou des « pactes », et les hommes doivent « exécuter les pactes qu’ils ont conclus », sinon « nous sommes toujours en état de guerre » (ibid : XV, 93). Cependant, il a été démontré que dans un cas où l’état de nature est comparé à un dilemme du prisonnier, si l’on fait un pacte avec les autres, la défection est toujours le meilleur choix (Pettit, 2008 : 112 ; Hampton, 1986). Par conséquent, les hommes ne tiendront jamais leurs promesses dans l’état de nature car il est plus avantageux de ne pas le faire.
Les êtres humains chercheront toujours à accroître leur pouvoir, et tant qu’ils vivront, ils voudront plus de pouvoir, de richesse et de gloire. C’est une erreur de penser que les hommes à l’état de nature agissent comme des animaux. En effet, les hommes ne sont pas mauvais car bien qu’ils réagissent à leurs instincts, comme le font les animaux, ils sont poussés par leurs passions, qui sont principalement la gloire et l’honneur (Pettit, 2008 : 99-100). Il est vrai que la préservation de soi est un instinct que tout être vivant possède, mais les hommes diffèrent parce que leur amour pour les choses matérielles est ce qui les motive à continuer dans la vie. En outre, il n’y a pas d’ordre dans l’état de nature, non pas parce qu’il y a des comportements animaliers parmi les hommes, mais parce qu’il n’y a pas de norme commune, pas de valeur ou de principe objectif, et pas de moralité objective. Ainsi, « la seule façon » dont les hommes perçoivent, connaissent, ressentent ou jugent tout ce qui existe dans le monde qui les entoure « est en fonction de la façon dont cela les frappe » (Baumgold dans Boucher et Kelly, 2003 : 171). Le bien et le mal, et les autres catégories morales, sont tous basés sur le désir et l’aversion personnels. De même, il n’y a pas de justice ou d’injustice, en fait, tout ce que l’on considère comme juste est juste, et si l’on pense le contraire, alors on a également raison (Hobbes, 1946 : VI, 31, 33 ; ibid : XIII, 83).
Dans cet environnement, les hommes sont tous égaux, ont accès aux mêmes choses, et ils sont tous capables de décider ce qui est bien ou mal sans exception. Ils sont également libres, et donc également capables d’utiliser tous les moyens qu’ils souhaitent qui les aideront à obtenir ce qu’ils désirent. Par conséquent, le désir de chaque homme est accessible, et ils voudront les mêmes choses parce que les hommes sont naturellement compétitifs. Comme ils essaieront d’obtenir ce que les autres veulent, ils se méfieront les uns des autres et seront donc en conflit permanent. C’est pourquoi l’état de nature hobbesien est caractérisé comme un état de guerre, une » guerre de chaque homme, contre chaque homme » (ibid : XIII, 82).
Pour Hobbes, les hommes sont » égaux dans leurs facultés de corps et d’esprit « , et par conséquent » le plus faible a assez de force pour tuer le plus fort » (Gough, 1957 : 105 ; Hobbes, 1946 : XIII, 83). De là naît la défiance, ou la méfiance. Ainsi, dans leur habitat naturel, les hommes ne sont pas sociables, et ils préfèrent rester seuls. Ils ne peuvent pas s’entendre entre eux car ils se croient tous supérieurs aux hommes qui les entourent, mais ils sont aveugles à l’égalité qui règne entre chaque homme, car » beaucoup de gens sont susceptibles d’être mus par la vanité » et » pensent qu’ils peuvent atteindre la supériorité à laquelle ils aspirent » (Pettit, 2008 : 102). Il est dans la nature humaine de rechercher la supériorité, le pouvoir, la gloire et l’honneur. Dans l’état de guerre, le pouvoir est très important car c’est le principal moyen d’obtenir ce que l’on veut. Par conséquent, chaque homme s’efforcera d’obtenir le pouvoir et tentera de l’avoir, de l’accroître et de le stabiliser. Dans le chapitre X du Léviathan, il est dit que « la réputation du pouvoir est le pouvoir » (Hobbes, 1946 : X, 56). Non seulement les gens chercheront le pouvoir, mais ils voudront que les autres « reconnaissent et admettent leur pouvoir… parce que cela rend ce pouvoir plus efficace » (Pettit, 2008 : 101). Cependant, même si quelqu’un essaie d’imposer son pouvoir, il ne durera pas longtemps en raison de l’égalité entre les hommes, et parce que les autres trouveront toujours un moyen de se libérer de ce pouvoir.
Par conséquent, les êtres humains dans leur état naturel sont très enclins à utiliser leur droit de survivre, et à se battre entre eux afin d’obtenir le pouvoir, la gloire et l’honneur. Dans une telle situation, les hommes ne vivent pas en paix et la coopération n’est pas concevable. Ils sont « si naturellement antisociaux » qu’il est difficile d’imaginer comment ils pourraient s’intégrer dans une société. Néanmoins, des auteurs comme Gough pensent que Hobbes « ne voulait pas que son état de nature… soit pris à la lettre » (1957 : 113). Les idées de Hobbes doivent être comprises à travers une analyse plus profonde de ce que la nature humaine fait désirer le plus aux hommes.
Les êtres humains « ne sont satisfaits que par l’appropriation à long terme » des biens matériels, et certains de leurs désirs sont similaires, ils vont donc « inévitablement » s’affronter pour obtenir ce qu’ils veulent. Par conséquent, il existe un « droit conflictuel de la nature » (Pettit, 2008 : 101, 105). Les hommes ont le droit de faire n’importe quoi tant qu’ils sont capables de le faire, mais en même temps, en le faisant, ils interfèrent avec le droit de nature des autres, et donc, la liberté que chaque homme a ne peut plus être appelée comme telle car elle est limitée par les actions des autres hommes. De plus, c’est à cause de la « poursuite de leurs droits individuels » que les hommes entrent en conflit (ibid. : 105), ce qui met en péril leur auto-préservation. C’est donc leur droit naturel, qui les aide à survivre, qui les met en réalité dans une situation de » peur continuelle » et où ils sont en » danger de mort violente » (Hobbes, 1946 : XIII, 82).
Psychologiquement, la survie n’est pas une option. C’est plutôt une » nécessité de la nature de chaque être humain » (Barry dans Lively et Reeve, 1989 : 130). Personne ne devrait avoir à choisir entre la vie et la mort. Hobbes considère les lois de la nature comme des obligations, et affirme que chaque homme devrait les respecter, car elles sont d’une grande aide pour tenter de rester en vie. À l’état de nature, les hommes peuvent ne pas agir en fonction de ces lois, mais ne pas le faire serait « un défaut de raisonnement » (ibid). En effet, les lois de la nature sont des « théorèmes concernant ce qui conduit à la conservation et à la défense » des hommes (Hobbes, 1946 : XV, 104). Si les hommes ne les respectent pas, ils agissent contre leurs besoins, or les hommes veulent vivre, il devient donc évident que ces lois doivent être des obligations pour chaque homme, car « elles n’obligent qu’à un désir et à un effort » (ibid). Comme le dit Wernham, il les adopte volontairement parce qu’elles sont nécessaires à sa survie, et il « se crée une obligation contraignante d’accomplir un certain acte » selon les lois de la nature. Tout ce qui vise « véritablement » à l’auto-préservation est dans une certaine mesure obligatoire (Barry dans Lively et Reeve, 1989 : 123, 130).
Ce conflit permanent qui oppose les hommes entre eux finira par arriver à un point où la seule solution à l’auto-préservation sera la coopération et l’entente. Si les hommes veulent vivre, et si le seul moyen possible de rester en vie est de vivre en communauté, alors ils se regrouperont « car sinon leur égalité approximative de force aboutit à ce qu’ils soient tous blessés. » À l’état de nature, la raison humaine ne dirait pas directement d’adopter les lois de la nature, mais elle tendrait à dire que lorsque tout le monde est prêt à les respecter, alors on devrait l’être aussi (ibid. : 120, 130). Ce sont ces « dictats de la préoccupation personnelle » (Pettit, 2008 : 105) qui poussent les hommes à coopérer pour le bien de tous, et « à rechercher la paix et à la suivre » (Hobbes, 1946 : XIV, 85). Hampton a soutenu qu’une situation se présenterait » dans laquelle l’intérêt personnel incline les individus à coopérer » (Baumgold dans Boucher et Kelly, 2003 : 166).
La société devient comme un refuge pour les hommes car aucun » n’est assez fort pour assurer sa propre sécurité » (Gough, 1957 : 117) donc » les hommes doivent d’une manière ou d’une autre coordonner leurs jugements » et mettre leurs différences de côté afin que des accords sur la survie commune puissent naître des négociations (Tuck, 1993 : 307). Chaque homme renonce à son indépendance et à son droit à tout pour coopérer avec les autres car il ressent la nécessité de l’obligation politique. Cela crée le souverain absolu qui est fondamental dans la formation de cette nouvelle société car il est le seul à avoir le pouvoir de punir les hommes qui n’obéissent pas, car » l’union ne pourrait subsister sans la règle du souverain » car sinon certains hommes feraient défection (Gough, 1957 : 109). Les hommes créent le souverain par peur de mourir, ils doivent » être protégés par lui contre tous les autres » (Hobbes, 1946 ; XVII, 113) et c’est uniquement par peur que les hommes obéissent et ne se rebellent pas. Les hommes raisonnables n’oseraient pas aller à l’encontre de la volonté du souverain car » la soumission est le meilleur moyen d’obtenir la sécurité » (Gough, 1957 : 111).
Tout dans ce contrat social est fait purement par intérêt personnel. La nature humaine pousse les hommes à agir en fonction de leurs besoins, le plus important étant l’auto-préservation, ainsi l’objectif principal du souverain est la sécurité de ses sujets et la création d’un environnement où » les gens peuvent vivre en paix et même en prospérité » (Pettit, 2008 : 109). Il est clair que le « motif dominant des hommes est le désir de protection » car si le souverain ne peut garantir la sécurité de chaque homme, la désobéissance s’ensuivra (Gough, 1957 : 111). Outre la survie, la raison pour laquelle les hommes sont enclins à coopérer est « le désir d’obtenir les biens nécessaires à une vie agréable » et ces biens ne peuvent être obtenus que si l’industrie est productive, ce qui ne peut se produire en temps de guerre (Hobbes, 1946 : XIII, 84). Par conséquent, il est tout à fait évident que l’auto-préservation et le désir de biens matériels et de richesse sont ce qui pousse les hommes à quitter l’état de nature, et à créer une société dans laquelle ils sont complètement en sécurité.
En conclusion, les hommes sont naturellement insociables et ne comptent sur personne d’autre qu’eux-mêmes pour survivre. L’auto-préservation est leur objectif le plus important. Les hommes ont un droit de nature à faire ce qu’ils veulent pour survivre, donc ils sont en compétition les uns avec les autres tout le temps, et cela crée des conflits. Leur état naturel est un état de guerre, dans lequel ils se méfient les uns des autres et tentent d’accroître leur pouvoir afin d’atteindre la supériorité sur les autres. Néanmoins, les hommes finissent par surmonter ces défauts, car ils sont tellement soucieux d’eux-mêmes qu’ils sont prêts à tout pour survivre, même si cela implique de coopérer avec les gens qui les entourent. La nature humaine hobbesienne est bonne dans la mesure où, lorsqu’une personne désire quelque chose, elle s’accroche à son désir et fait tout ce qu’elle peut pour le satisfaire. Ainsi, si un homme veut survivre, il respectera volontairement les lois, renoncera à ses droits et obéira à toute autorité supérieure susceptible de le protéger. Il doit être très difficile pour un homme de décider de quitter son état de nature, mais sa peur naturelle de la mort l’emporte sur toutes les passions qui le pousseraient à rester. Le contrat social peut être artificiel, car ce sont les hommes qui créent leur souverain, mais il peut être considéré comme naturel, car c’est la nature humaine qui a provoqué la transition entre l’état de nature et le commonwealth de Hobbes.
Bibliographie:
Gough, J.W. (1957) The Social Contract : a Critical Study of its Development (2nd ed.), Oxford : Oxford University Press.
Hampton, J. (1986) Hobbes et la tradition du contrat social, Cambridge : Cambridge University Press.
Hobbes, T. (1946) Leviathan, Oxford : Basil Blackwell.
Tuck, R. (1993) Philosophie et gouvernement 1572-1651, Cambridge : Cambridge University Press.
Pettit, P. (2008) Made with Words : Hobbes on Language, Mind, and Politics, Princeton : Princeton University Press.
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Écrit par : Morgane Griveaud
Écrit à : Royal Holloway, Université de Londres
Écrit pour : Michael Bacon
Date de rédaction : Décembre 2010
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